c. gabriel hawking + the man who does

La chaise racla sur le sol, émettant un couinement strident. Il ne broncha pas. Confortablement installé contre le dossier, la tête légèrement rejetée en arrière, son cou blanc offert à qui le désirait, Camille conservait les paupières closes. Sa respiration, lente et irrégulière, se mêlait au bruissement du papier. Les sens en alerte, il parvenait à suivre l'ombre de son futur interlocuteur à travers la pièce. Ses pas lui indiquaient un tempérament nerveux, colérique ; ses soupires bruyants une impatience mise à rude épreuve ; sa façon de jeter le dossier Hawking sur la table une fatigue éprouvante déguisée en indifférence. Mal déguisée, plus précisément.
Le parfait stéréotype du flicard du quartier.
« Déclinez votre identité. » La voix, sèche, n'avait rien d'aimable. Camille arqua un sourcil sans ouvrir les yeux. « J'ai été amené ici pour un interrogatoire mais je ne me souviens pas être considéré comme un suspect, » releva-t-il d'une voix neutre. Il entendit les dents de l'autre grincer, ne retint pas un sourire sarcastique. « Monsieur Hawking, voudriez-vous, je vous prie, répondre à toutes les questions que je vous poserai ? » Un soupire ennuyé trahissait l'inspecteur et, dans un élan de grande bonté, Camille se redressa, écarta les bras. « La politesse, Inspecteur Hayward, fait toute la différence. » Déposant dans un geste délicat et précis les coudes sur le bord de la table de la salle austère, le jeune homme croisa les mains sous son menton. Voici que se présentait une situation encore inconnue, la première carte qu'il jouait était, il le savait, la même que Jayson. Comme un plan parfaitement répété. Comme une chanson apprise par cœur. La provocation d'un sourire, la fourberie d'une ironie. Mais toute l'innocence d'un parfait duo de malfaiteurs. « Camille Gabriel Hawking, né le dix-huit février soixante-dix-huit, fils de Melvin Keyord Marshall, mère inconnue. » Sa voix semblait maîtrisée ; aucun tremblement ne venait perturber les rares souvenirs qui lui revenaient.
Une vague d'images, une tempête d'émotions.
Des sentiments oubliés. Des réminiscences abandonnées.
Un sourire attendri, un baiser sur le front. Une caresse sur la joue, une voix douce. La poitrine d'une mère disparue, les bras d'un père décédé. Trop tôt emportés, l'un comme l'autre. Ne laissant de leur passage que de rares clichés et ces brumeux souvenirs incertains. « Vous êtes né en Angleterre mais vous avez foulé le sol américain il y a près de dix ans et vous avez réussit à obtenir la double nationalité. C'est bien cela ? » « Je vois que votre rapport est complet, Inspecteur. » Un sourire en coin. Insolent. Ce n'était pas une affaire d'Etat. Jayson et lui avaient décidé de mettre leur plan à exécution ; agrandir la Famille, l'étendre jusqu'au continent américain. Pour cela, il leur avait fallut quitter leur Grande-Bretagne. Le décès d'Abraham leur avait fournit une excuse pour voir du pays. Changer d'air.
Abraham. Un homme droit et juste.
L'homme le plus juste et le plus droit. Abraham.
« Votre père est mort des suites d'un cancer du poumon quand vous n'aviez que six ans, n'est-ce pas ? » « Non. » L'Inspecteur releva la tête, yeux écarquillés. Camille retint un sourire méprisant face à l'incompréhension du flic. Tous les mêmes ; dotés d'un badge, ils se pensent supérieurs. Dotés d'une arme, ils sont persuadés d'être plus malin. « Votre père est bien Melvin Keyvord Marshall, vous venez de me le dire... J'ai peur de ne pas bien comprendre. » C'est qu'il avait totalement perdu, avec sa face ronde et ses yeux vides. Un petit caniche apeuré et laissé attaché à un poteau dans une rue bondée. Conciliant, Camille relaissa tomber ses mains sur la table froide. « Pour l'administratif, je suis bien le fils de Melvin. Du moins, semble-t-il. Mais si votre dossier a été correctement monté, vous saurez qu'Abraham Hawking a été nommé responsable de ma garde suite au décès de Melvin. Puisqu'Abraham m'a entièrement élevé, il s'agit de mon père. Je ne dois à Melvin que ma naissance. » Les jambes étendues, il se recula jusqu'à toucher le dossier de sa chaise. L'autre l'observait, une lueur indéfinie dans le regard. Le silence qui s'installait accueillait le mépris de Camille, l'incompréhension de l'Inspecteur. Avant de se briser. « Soit, votre père biologique, dans ce cas, est décédé des suites d'un cancer du poumon quand vous n'aviez que six ans. Selon les exigences précisées dans son testament, votre garde a été confiée à Abraham Frederic Hawking, grand ami de votre père depuis de longues années. » Hayward releva la tête de ses papiers, guettant probablement une réaction. Camille, le visage fermé, l'invita à continuer son récit d'un signe de tête. « Monsieur Hawking, donc, est devenu votre père adoptif et vous a fait entrer dans les meilleurs écoles. De même, son propre fils, Jayson Drew Hawking, rejoignait les rangs des écoles les plus prestigieuses du pays. » Nouveau coup d’œil. Toujours aucune émotion. L'Inspecteur s'éclaircit la voix et reprit, d'une voix tremblante. « Brillant élève, vos professeurs soulignaient une timidité qui semblait s'effacer en présence de votre camarade, Jayson... » Camille ne l'écoutait plus. Sa scolarité n'avait rien d'une extravagance rare. Elle était même des plus banales et qu'un flic de bas étage s'y intéresse ne faisait que le confirmer.
Non, ce qui était intéressant c'était tout ce qui avait eu lieu de l'autre côté. Dans le Château Hawking.
Son apprentissage. Son parcours. Puis son ascension.
Masquée par une impeccable couverture, la Famille avait vue le jour. Un maigre projet mis au point par trois malheureux amis ambitions et détruits face à la réalité déplorable du monde. Deux cerveaux pour une paire de jambes. Deux têtes pensantes pour un homme de terrain. Melvin et Abraham pour un seul Émilien. Un projet qui avait pris de l'ampleur. Jusqu'à s'étendre dans tout le Royaume-Uni. Jusqu'à faire pâlir Interpol. Un projet qui avait besoin d'héritiers pour la suite. Jayson et Camille. Camille et Jayson. Entraînés depuis de longues années pour reprendre le flambeau. Éduqués selon un strict sens des priorités et des valeurs, sans morale, avec pour unique ambition l'intérêt de la Famille. Les deux jeunes héritiers acceptaient leur destinée avec une lueur sournoise dans le regard. A quinze ans, les idées pour l'avenir de la Famille avaient taries les pages d'un vieux carnet de notes.
« Monsieur Hawking ? » Le ton hésitant et inquisiteur de l'Inspecteur le fit revenir à lui. Les bras croisés sur son torse, Camille arqua un sourcil. « Je disais donc qu'à la mort de votre père adoptif, Jayson et vous avez commencé à planifier votre départ pour les Etats-Unis. Vous veniez tout juste d'achever vos études pour devenir professeur en... » Il souleva les feuilles du dossier dans un bruissement de papiers, s'excusait d'une voix éteinte. Camille soupira. « Sociologie. C'est tout juste Inspecteur. La Grande-Bretagne nous rappelait beaucoup trop l'homme qui nous avait élevé et nous voulions voyager depuis de longues années. Dès que j'ai obtenu mon certificat pour pouvoir enseigner, on est venu dans votre beau pays. » Une flamme crédule alluma les yeux bruns de son interlocuteur. Il l'ignora.
La mort d'Abraham les avait abattu, c'était vrai. Ensemble, ils étaient parvenus à combattre la mort et à détruire ce mur de silence derrière lequel ils avaient trouvé un refuge.
Les Etats-Unis avaient été le berceau de leur nouvelle naissance.
« Inspecteur, je ne voudrai pas paraître discourtois mais je ne vois pas en quoi le fait de relater mon histoire vous aidera en quelque chose dans votre enquête. » Il s'était penché en avant, les doigts joints devant ses lèvres pâles. Hayward eut un sourire. Rien qui ne vaille. « J'y viens, Monsieur Hawking. Vous n'êtes pas sans savoir qu'Abraham était quelqu'un de très réputé et de très connu, dans tout le Royaume-Uni j'entends. Et pas uniquement parce qu'il était un procureur de renom et qu'il avait à son actif un très haut taux de réussite. » Il ménagea un peu de suspens que Camille n'osa rompre. Une étincelle au fond de ses yeux froids raviva son visage, toutefois, avant de disparaître à nouveau. « Sans doute avez-vous entendu parlé de cette Mafia anglaise qui s'est manifestée à partir des années soixante et qui a fait parlé d'elle par son infiltration rapide, discrète et efficace et qui semble agir principalement dans l'ensemble de la Grande-Bretagne. » Il acquiesça lentement. La discussion prenait un tournant un peu plus intéressant. « D'après quelques vieux journaux, oui. Mais je ne vois toujours pas de lien. » « Il se trouve qu'Interpol suspectait Abraham Hawking, ainsi que Melvin Marshall, d'être à l'origine de cette famille mafieuse. » Il y eut une silence avant que Camille ne laisse un rire lui échapper. Son indexe caressa sa lèvre inférieure alors qu'il retrouvait son sérieux et plantait son regard dans celui de l'Inspecteur. « Ne soyez pas absurde Inspecteur. Un réseau mafieux ne s'installe pas aussi facilement que ça. Et quand bien même l'hypothèse d'Interpol serait fondée, pouvez-vous apporter la moindre preuve de ce que vous dîtes ? Abraham était un homme juste et dévoué à la justice. Je l'imagine mal se servir de son statut et de sa réputation pour monter un système illégale. Il combattait l'injustice et l'illégalité. » « Batman aussi. » Camille observa Hayward, perplexe. Toute trace d'amusement avait quitté ses traits.
Il était temps d'arrêter de jouer.
« Si vous m'avez fait venir ici pour me parler de vos vulgaires super héros, Inspecteur, c'est que les forces de l'ordre ont encore moins de ressources que je le croyais. » Il se releva, un air dédaigneux dessiné sur le visage sans que son interlocuteur ne fasse mine de vouloir l'arrêter. D'un geste presque théâtrale, il récupérer son manteau et s'avança vers la porte. « Appelez-moi lorsque vous aurez quelque chose de plus sérieux à m'annoncer. Mais sachez qu'Abraham n'a rien du mafioso que vous vous plaisez à décrire. Et c'est profaner sa mémoire que de vouloir prétendre le contraire. Laissez donc les morts reposer en paix et occupez-vous de nettoyer les rues de votre ville bien aimée. Après peut-être je serai enclin à débattre des différentes mafias qui règnent dans ce monde. » La porte s'ouvrit brutalement et Camille quitta la salle d'interrogatoire. Derrière lui, Hayward, indécis.
Il n'avait pas fait dix pas que la silhouette de Jayson se découpait déjà. Adossé contre un mur, il jouait avec un casse-tête. Parvenu à sa hauteur, Camille ralentit le pas. « Tu en as mis du temps, Gabriel. » « On a débattu au sujet de Batman. Tu sais combien ce personnage me rend bavard. » Ils échangèrent un regard. Un sourire, aussi. D'un signe de tête, Jayson lui désigna l'ascenseur qui semblait les attendre patiemment. Alors qu'ils allaient s'y introduire, Camille sortit un billet de dix dollars de sa poche et le tendit à l'autre. « On avait un pari, non ? »
Un nouveau regard, nouveau sourire. Une tape sur l'épaule et un clin d’œil discret.
Non, il n'y avait pas qu'un pari. Une nouvelle vie, de nouveaux projets.